Il n’est pas rare de rencontrer le qualificatif « poétique » dans le champ des arts visuels et des arts vivants pour qualifier une production qui semble revendiquer ce qu’Édouard Glissant, dans un autre contexte, a nommé « le droit à l’opacité ». Une œuvre serait poétique lorsqu’elle serait difficile à comprendre, lorsqu’elle met en acte une polysémie qui semble indéchiffrable, lorsqu’elle tourne le dos complètement à la fonction communicationnelle du langage.
Cet emploi m’a toujours semblé réducteur, comme si la poésie était un genre littéraire basé sur le refus de dire, alors qu’elle est au contraire le refus de dire peu, comme on le fait dans un usage quotidien du langage. Je résiste à l’emploi de ce mot en critique des arts visuels et des arts vivants précisément pour cette raison : je refuse de reconduire une compréhension erronée de la poésie.
Or, il est de ces performances durant les premiers jours de VIVA qui me semblent…et bien…poétiques. Dans son mot d’ouverture, Michelle lançait au premier soir que les performeur·euses travaillent les images. Images visuelles, images scénographiques, image textuelles, c’est-à-dire métaphore, il y a bien là une correspondance qui, en tentant de l’aborder dans la perspective de la théorie des affects, comme le collectif Phorie tente de le faire dans le cadre de cette résidence, raconte en mon sens la possibilité de la mise en circulation des affects.
Une image, celle de Przemek Branas, me vient particulièrement en tête : tenir son refuge à bout de bras. Elle raconte le besoin de sécurité, le poids de ce besoin dans la poursuite de sa forme de vie, la possibilité d’en faire un masque, un filtre depuis lequel les relations avec les autres peuvent devenir de plus en plus distantes. L’image parle d’une impulsion normale qui peut devenir dévastatrice : se protéger.
Et puis, il y a l’enchaînement des images d’une manière linéaire, ici qui se déploie dans le temps, là qui se déploie dans l’espace de la page. Une spectatrice, après la performance d’Alegría Gobeil se tourne vers nous et nous demande si nous avons perçu dans l’enchaînement de la performance une liste de tâches à accomplir, presque une « to do list ». Je l’écoute et je pense : une liste de tâches comme une liste de vers qui forme un poème.
Il est facile de défendre un rapport à la littérature autour du travail d’Alegría Gobeil dont l’approche est centrée sur l’écriture et la lecture. Hier, il me semble que les images qui résistent à une conception normative du bonheur s’enchaînaient, comme pour inciter à rester plus longtemps devant des objets affectifs que peuvent être la bouteille d’alcool, le miroir, la tranche de steak (dégoûtante) afin de réfléchir à ce qui mène là, afin d’inciter à faire le travail de tirer du potentiel affectif de ces objets une intelligence qui peut diriger vers une nouvelle ligne, une avenue, une conduite.
Et puis, il faut se rappeler que la théorie des affects, qui est au cœur de cette résidence, a été largement développée dans le champ des études littéraires. En ce sens, la performance devient poétique quand on la reçoit comme telle. Dans The Promise of Happiness, Sarah Ahmed (re)définit le bonheur comme une état de proximité avec les normes et les attentes sociales. Dès lors, se juger plus ou moins heureux revient à se situer par rapport à une route prédéfinie autour d’un bienêtre qui rime avec la famille et la « good life ». Et cette route est performative, parce qu’elle nous rapproche d’objets qui, de ce fait, deviennent réputés générateurs de bonheur. Or, comme elle l’observe, si « to feel better is to be better » (p. 8), qu’en est-il de toutes ces personnes qui ne sont pas sur cette route ?
Pour Ahmed, refuser le bonheur devient une position affective qui non seulement court-circuite le mythe du bonheur, mais crée du collectif autour de la conscience des limites du bonheur. Cela engendre aussi un deuil nécessaire, ce que Ahmed exemplifie magistralement avec Mrs Dalloway quand Ahmed écrit : « It is hard labor just to recognize sadness and disappointment, when you are living a life that is meant to be happy but just isn’t, which is meant to be full, but feels empty. It is difficult to give up an idea of one’s life, when one has lived a life according to that idea. To recognize loss can mean to be willing to experience an intensification of the sadness that hopefulness postpones. To inherit feminism can mean to inherit sadness. There is sadness in becoming conscious not only of gender as the restriction of possibility, but also of how this restriction is not necessary. » (Sara Ahmed, A Promise of Happiness, Duke University Press, 2003, p. 75)
La performance de Gobeil devient poétique dès lors que la tristesse inhérente à la prise de conscience de se trouver hors d’attente d’un bonheur, bonheur que de toute façon on ne désire pas. Le « poétique » dans la performance ne naît pas de l’absence de transmission, mais le déploiement d’une subjectivité et d’objets qui font circuler le sensible et qui le mène vers d’autres affects qui entraînent d’autres actions, un « drive », mot que Eve Kosofsky Sedgwick utilise justement pour définir l’affect (Touching Feeling, Duke University Press, 2003, p. 18-19).
Dans ce sens donc, chaque performance est un poème, même si ça a l’air d’un cliché, même si c’est peut-être une idée reçue. En mon sens, toutefois, il ne faudrait pas y voir un refus de partager. Il n’y a aucun message unidirectionnel, aucune transitivité certes, mais il y a des affects qui sont activés par l’enchaînement d’images. Il faut voir dans la performance une suite de formes d’ouverture qui cherchent des percées au sein de nos langages, corporel, visuel et verbal ankylosés par les habitudes personnelles et les normes sociales, pour activer quelque chose qui pourrait nous porter dans une façon d’agir dans le monde.