VIVA! Art Action
07–11.10.2025
L’Union Française
429 Avenue Viger E.
Tiohtiá:ke/Montréal

Collectif Phorie

Benoit Jodoin
24.10.2025

Il n’est pas rare de rencontrer le qualificatif « poétique » dans le champ des arts visuels et des arts vivants pour qualifier une production qui semble revendiquer ce qu’Édouard Glissant, dans un autre contexte, a nommé « le droit à l’opacité ». Une œuvre serait poétique lorsqu’elle serait difficile à comprendre, lorsqu’elle met en acte une polysémie qui semble indéchiffrable, lorsqu’elle tourne le dos complètement à la fonction communicationnelle du langage. 

Cet emploi m’a toujours semblé réducteur, comme si la poésie était un genre littéraire basé sur le refus de dire, alors qu’elle est au contraire le refus de dire peu, comme on le fait dans un usage quotidien du langage. Je résiste à l’emploi de ce mot en critique des arts visuels et des arts vivants précisément pour cette raison : je refuse de reconduire une compréhension erronée de la poésie. 

Or, il est de ces performances durant les premiers jours de VIVA qui me semblent…et bien…poétiques. Dans son mot d’ouverture, Michelle lançait au premier soir que les performeur·euses travaillent les images. Images visuelles, images scénographiques, image textuelles, c’est-à-dire métaphore, il y a bien là une correspondance qui, en tentant de l’aborder dans la perspective de la théorie des affects, comme le collectif Phorie tente de le faire dans le cadre de cette résidence, raconte en mon sens la possibilité de la mise en circulation des affects. 

Une image, celle de Przemek Branas, me vient particulièrement en tête : tenir son refuge à bout de bras. Elle raconte le besoin de sécurité, le poids de ce besoin dans la poursuite de sa forme de vie, la possibilité d’en faire un masque, un filtre depuis lequel les relations avec les autres peuvent devenir de plus en plus distantes. L’image parle d’une impulsion normale qui peut devenir dévastatrice : se protéger. 

Et puis, il y a l’enchaînement des images d’une manière linéaire, ici qui se déploie dans le temps, là qui se déploie dans l’espace de la page. Une spectatrice, après la performance d’Alegría Gobeil se tourne vers nous et nous demande si nous avons perçu dans l’enchaînement de la performance une liste de tâches à accomplir, presque une « to do list ». Je l’écoute et je pense : une liste de tâches comme une liste de vers qui forme un poème. 

Il est facile de défendre un rapport à la littérature autour du travail d’Alegría Gobeil dont l’approche est centrée sur l’écriture et la lecture. Hier, il me semble que les images qui résistent à une conception normative du bonheur s’enchaînaient, comme pour inciter à rester plus longtemps devant des objets affectifs que peuvent être la bouteille d’alcool, le miroir, la tranche de steak (dégoûtante) afin de réfléchir à ce qui mène là, afin d’inciter à faire le travail de tirer du potentiel affectif de ces objets une intelligence qui peut diriger vers une nouvelle ligne, une avenue, une conduite. 

Et puis, il faut se rappeler que la théorie des affects, qui est au cœur de cette résidence, a été largement développée dans le champ des études littéraires. En ce sens, la performance devient poétique quand on la reçoit comme telle. Dans The Promise of Happiness, Sarah Ahmed (re)définit le bonheur comme une état de proximité avec les normes et les attentes sociales. Dès lors, se juger plus ou moins heureux revient à se situer par rapport à une route prédéfinie autour d’un bienêtre qui rime avec la famille et la « good life ». Et cette route est performative, parce qu’elle nous rapproche d’objets qui, de ce fait, deviennent réputés générateurs de bonheur. Or, comme elle l’observe, si « to feel better is to be better » (p. 8), qu’en est-il de toutes ces personnes qui ne sont pas sur cette route ? 

Pour Ahmed, refuser le bonheur devient une position affective qui non seulement court-circuite le mythe du bonheur, mais crée du collectif autour de la conscience des limites du bonheur. Cela engendre aussi un deuil nécessaire, ce que Ahmed exemplifie magistralement avec Mrs Dalloway quand Ahmed écrit : « It is hard labor just to recognize sadness and disappointment, when you are living a life that is meant to be happy but just isn’t, which is meant to be full, but feels empty. It is difficult to give up an idea of one’s life, when one has lived a life according to that idea. To recognize loss can mean to be willing to experience an intensification of the sadness that hopefulness postpones. To inherit feminism can mean to inherit sadness. There is sadness in becoming conscious not only of gender as the restriction of possibility, but also of how this restriction is not necessary. » (Sara Ahmed, A Promise of Happiness, Duke University Press, 2003, p. 75)

La performance de Gobeil devient poétique dès lors que la tristesse inhérente à la prise de conscience de se trouver hors d’attente d’un bonheur, bonheur que de toute façon on ne désire pas. Le « poétique » dans la performance ne naît pas de l’absence de transmission, mais le déploiement d’une subjectivité et d’objets qui font circuler le sensible et qui le mène vers d’autres affects qui entraînent d’autres actions, un « drive », mot que Eve Kosofsky Sedgwick utilise justement pour définir l’affect (Touching Feeling, Duke University Press, 2003, p. 18-19).

Dans ce sens donc, chaque performance est un poème, même si ça a l’air d’un cliché, même si c’est peut-être une idée reçue. En mon sens, toutefois, il ne faudrait pas y voir un refus de partager. Il n’y a aucun message unidirectionnel, aucune transitivité certes, mais il y a des affects qui sont activés par l’enchaînement d’images. Il faut voir dans la performance une suite de formes d’ouverture qui cherchent des percées au sein de nos langages, corporel, visuel et verbal ankylosés par les habitudes personnelles et les normes sociales, pour activer quelque chose qui pourrait nous porter dans une façon d’agir dans le monde.  

Collectif Phorie

Marie Achille
12.10.2025

« Habiter ce monde, c’est partir d’un lieu certes, un lieu-matrice,
mais dont on apprend à se déprendre pour l’articuler à d’autres lieux. »
(Felwine Sarr, Habiter le monde, Essai de politique relationnelle (2017), p. 42)


Last day,
Souper Maqluba de Fadi en mode buffet,
Affects culinaires au centre de la dite scène.

Intro,
Intensité,
Bingo des affects,
“Mon speech, c’est votre partie préférée” dit Michelle,
Rires,
Version FR,
Alternance,
Version ANG.

…..

David Khang,
“My lord, my ladies, my dear colleagues”,
Épitoge,
Solennité,
Come-back du papillon monarque.

Documents législatifs,
Haute Autorité,
Archives textuelles.
Colonisation.

Projeté à l’écran,
Peace,
Friendship,
Respect.

….

——–Pause———
Solitude et être silencieux dans la foule,
Foisonnement des voix,
Observer les interactions,
Chaises et bancs vides,
Des trous,
Saisir des bouts, pas tout.

….

Claudia Edwards,
Duong aigus de pas de chaussures,
Lourdeur,
Figurines dans la paume des mains.

Déplacement,
Tensions,
Force et douleur,
Écrasement,
Souffle de poussières.

Dans le public,
Une personne allume une bougie,
Toutes les 90 secondes,
Une autre,
Lumières et morts.

Silence,
Free, Free Palestine.

….

Caroline St Laurent,
Arrive sur la pointe des pieds,
7 athlètes performeur-ses,
Talons scotch disco,
Souplesse.

Pompes,
40…50…70…,
100,
Effort,
Muscles.

Allure de stade sportif,
Haltères / Boxe,
Acclamations et encouragements,
« oh boy »,
Épuisement,
En renfort, proximité complice.

Amphore,
Dessin équilibre les poses en hauteur,
Déesses grecques ?
Anthropométrie,
Corps impression bleu.



——Pause——-
Feeling de l’approche de la fin,
Attente,
Tangible,
Désirs.



Ayana Evans,
Chaos sonore,
Un cri,
La perte.

#Operationcatsuit,
Ustensiles de cuisine heurtent un bol métallique,
Who wants ?
Lancer d’objets dans les airs.

Allongée sur une table disco,
Regard vers le plafond,
Yeux se ferment,
Start la toune It’s All Coming Back to Me Now de Céline Dion,
Toucher,
Connexions.

En chœur, tous nos corps sont (re)liés,
Ralenti et regards,
Larmes et frissons.

Fiouuuuu, wowww.

Let’ s dance,
Start la toune I Wanna Dance With Somebody de Whitney Houston,
Lancer de ballooons boum bang,
Rebondissements,
Danse collective,
Joie.  

….

Karaoké,
Énergies électriques, 
Gammes d’émotions,
Sommeil,
Party.

Bribes de discussions,
“allez, dernière chanson, après j’y vais pour vrai”,
Répétition et performance,
À ce soir ?
À demain ? 

……

Merci Michelle,
Merci à tous•tes les artistes,
Merci à toute l’équipe du festival,
Merci les collègues d’affects (Félix et Benoit) du collectif Phorie.
Merci Vie-va.

Collectif Phorie

Félix Chartré-Lefebvre
12.10.2025

Bingo des affects

Objectif :

  • Interpréter des performances par l’affect;
  • Interpréter des émojis;
  • Développer notre littératie émotionnelle;
  • Témoigner d’une expérience affective face à une œuvre d’art;
  • Réfléchir notre posture spectatorielle et sociale.

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Règles du jeu :

VERSION 1 : Événement unique

  • Récupérer une carte de jeu auprès de l’organisation de l’événement;
  • Trouver un·e partenaire de jeu et assister ensemble à une ou plusieurs performances. Votre partenaire peut être informé·e de sa participation ou non (variante);
  • Cocher ou rayer les émojis inscrits sur votre carte correspondant aux émotions vécues durant la ou les performances en question. Les émotions peuvent être vécue de première main, constatée chez le public ou présumées chez l’artiste;
  • Si la gamme d’émotions vécues permettent de cocher ou rayer tous les émojis d’une même ligne, d’une même colonne, d’une même diagonale ou bien de l’intégralité de ses émojis (variante);
  • Chuchoter « Bingo Perfo! » dans l’oreille de votre partenaire de jeu;
  • Témoigner de vos expériences auprès de votre partenaire de jeu pour valider votre carte de jeu;
  • Réclamer votre prix au bar ou auprès des personnes organisatrices de l’événement. À noter que votre témoignage pourrait être sollicité de nouveau.

VERSION 2 : Série d’événements

  • Trouver un ou des partenaires de jeu ayant approximativement la même fréquence de participation à des événements de performance. Convenir d’une date de début du jeu et d’un prix pour la personne gagnante. Il peut y avoir des prix spéciaux, par exemple celui du meilleur témoignage (variante);
  • Imprimer ou commander, puis distribuer le nombre de cartes de jeu nécessaire en fonction du nombre de partenaires. Pour une partie plus longue, chaque partenaire peut détenir plusieurs cartes de jeu (variante);
  • Conserver chacun·e votre carte telle une carte de fidélité;
  • Pour chacun des émojis inscrits sur votre grille, identifier une performance ayant susciter les émotions correspondantes. Les émotions peuvent être vécue de première main, constatée chez le public ou présumées chez l’artiste. Chaque performance ne peut être utilisée qu’une seule fois et doit faire l’objet d’une expérience de première main à partir de la date convenue de début du jeu;
  • Obtenir la signature de l’artiste pour cocher l’émoji en témoignant de votre expérience. Inscrivez le nom de l’artiste, celui de l’événement, la date, ainsi qu’un mémo à propos de votre expérience à l’endos de votre grille;
  • Cocher tous les émojis d’une même ligne, d’une même colonne, d’une même diagonale ou bien de l’intégralité de ses émojis pour gagner;
  • Contacter vos partenaires de jeu pour signaler votre victoire;
  • Témoigner de vos expériences auprès de vos partenaires de jeu pour valider votre carte de jeu et réclamer votre prix.

Kit de jeu :

Cartes présentement disponibles (4) : bleue, rouge, jaune et verte

Télécharger les cartes individuelles en format jpg (1500 X 1500 px, approx 750 Ko)
Télécharger le document d’impression en format pdf (lettre US 8,5 X 11 po, 270 Ko)
Télécharger le kit indesign pour l’édition des cartes de jeu en format imdl et indd (4,85 Mo)

Une version web sera éventuellement disponible.

Collectif Phorie

Félix Chartré-Lefebvre
11.10.2025

Ça doit commencer puisque tout le monde se tait. L’objectif du photographe le trouve.
Kelvin Atmadibrata est assis parmi le public, inaperçu si ce n’était de la musique upbeat du jeu vidéo auquel il s’adonne. Qualité sonore speaker dans 2000 pieds carrés plein de monde.

Finie sa partie, il se lève tout en douceur et s’avance calmement à l’avant-scène. Les vitesses contrastent et se marient étrangement. C’est le même fil du temps, mais sur deux temporalités différentes : celle de la frénésie du divertissement et celle de la présence sereine. Le temps et le ton sont oxymoriques. Ce n’est que le début d’une série d’apparentes contradictions qui porte une affection double sur la durée de la performance. L’indice que notre capacité de ressentir n’est pas univoque, jamais monopolisée quoique toujours pleine, dans sa multiplicité, ici celle d’un quasi-grotesque en cérémonie :
l’addictif du jeu cède à la procession;
la grimace côtoie le chic d’un blanc propre, une longue traînée;
le poppers dilate et élève la piteuse ombrelle ou l’éclat d’une marguerite à légume;
les applaudissements répétés prolongent, dans la pénibilité de l’effort, le chiffonnement d’un tapis de papier;
tandis que la vidéo déroule et imprime la main, les pieds accumulent sans finir jusqu’à la fin des traces, la fin de la projection.

L’action est un pli dans lequel les lenteurs se dérobent au solennel, les vitesses frottent et les polarités se superposent.

Collectif Phorie

Marie Achille
10.10.2025


Troisième jour Viva-nt,
«  Les connexions partielles abondent.
Avoir faim, manger puis, en partie, digérer, assimiler, transformer, voilà ce à quoi s’adonnent les espèces compagnes. » 1

Aubergines sautées de la mère d’Alex.

Immédiateté de l’écriture,
Corps-espace-temps,
Fatigue du festival,
Fusions de stimulis,
Les idées sont en cerveau pop-corn.

Journal de bord,
Au bar,
Boisson pétillante à l’hibiscus,
Chaos des affects temporels.

Alegría Gobeil,
Refus de la bonne track.
Viande et chair,
Gants noirs en latex,
Chemise blanche,
Pantalon noir échancré.

Perspectives antipsychiatriques et Mad,
Lame,
Auto-blessure,
Tâches de sang.

Odeur de javel,
Goût du gin,
Buvons.

….

Irma Optimist,
Doigts d’honneur,
Habits de noir,
Bâtons sombres,
Coups et cadence.

Nuage de charbon,
Fleurs rouges,
Répétition circulaire.

Ce moment : des enfants affamés dans les ruines,
Jet de fleurs,
Des noms,
Génocide,
Mémoire.

….

Sakiko Yamaoka,
Changement de configuration de l’espace,
Friction de pierre,
Chrkkrrrkrrkrkrkrrrrrrrr,
Trajectoire,
Des-équilibre.

Lenteur,
Sursaut,
Dernière pierre,
Celle près de chez elle,
En face d’une rizière.

Images choisies accrochées à deux murs,
Son de la voix de Sakiko,
Bouddhisme et shintoïsme,
Spiritualité.

Retour,
Fin de cette soirée,
Rentrer chez nous.
Où ?


1« Sympoïèse – La symbiogenèse et les arts de vivre avec le trouble »
Vivre avec le trouble de Donna J. Haraway. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Vivien García (2020)
Titre original: Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene
Duke University Press, 2016

Collectif Phorie

Félix Chartré-Lefebvre
10.10.2025

Le sang, la suie, la chute (partie 1)

Le cru le cuit c’est le système binaire duquel on ne se départi pas. Anyway, on l’aime saignant. Et puis quand est-ce qu’on atteint vraiment la bonne température? Faut tester avec le doigt du milieu presqu’à la brûlure et secouer la main ensuite.

Le rouge fantomatique prendra plus tard celui de la chair. Pour l’instant, Alegrìa Gobeil ajuste le niveau au sien : dépasser à la verticale le standard d’un public immobile, celui d’être à la hauteur des autres et, à l’horizontal, suivre la ligne de vie à partir de sa paume. Une puissance d’agir en ligne de fuite.

Même l’avertissement banal à l’égard du laser prend, en rétrospective, une dimension prémonitoire : « Fermez vos yeux. » Rien de menaçant, sinon pour les regards sensibles. Sauf, qu’il ne s’agit pas d’eux, mais plutôt de ce nouveau repère, une ligne de désir.

Elle tire de sous les gradins les miroirs psychiatriques qui tiennent solidement sur leurs charnières comme autant de points de repli, mais leur vision est myope, car les reflets plafonnent. Et l’un d’eux lance déjà des cris grinçants annonciateurs.

Sur ces mêmes miroirs les outils de Gobeil sont des pièces à convictions : des objets saisis dans un affaire, destinés à être conservés par l’autorité pour aider à la recherche de la vérité et servir d’éléments de preuve. Ils côtoient une littérature de revolvers dont le lectorat suicidaire est, paraît-il, insupportable.

Demeure que le marteau finalement. Après le clouage des contraventions, la question reste en suspend : qui fera éclater ce stade lacanien (je me reconnais dans ce corps qui n’est pas celui des autres) et son départage individualisant? Fous, folles, au nom de qui parlez-vous?

Après, on se branche comme ça, on amplifie sa voix en évitant de regarder le plafond :

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On délègue la préparation du repas. On marque la place que le steak prendra sur le ventre. On va se coucher avec le même tonus et on laisse les autres boire un coup. (Ça fait pas mal de monde.)

La coupe dérobée, ornée de sang de cuisse, trace un cerne dans le livre sans titre ni auteurice. Une citation sans sujet, analogue à notre parole.

On parle de nos problèmes, on parle avec Brigitte Fontaine, la ami·es et les psys parce qu’«il est question de nous dans chaque chose et pas de moi.» On est tout ce monde là, on enfile des répliques aux gens qui nous empêche d’exister, qui cherche en diathèse l’origine de notre multiplicité, qui faut trouver des tactiques pour continuer de connaître ce dont un corps est capable, même parfois souffrir.

Suivre la ligne, couper quelques gouttes. Et l’eau de javel, ce purifiant toxique versé au pourtour de la scène à ramasser.

Collectif Phorie

Félix Chartré-Lefebvre
09.10.2025

Agitations et intimités

Hier, un constat m’a frappé : le festival participe de ma distraction à l’égard des performances qu’il présente. Je suis excité de voir des ami·es, de retrouver des connaissances, de me fondre dans la foule. J’ai le sentiment d’appartenir à une communauté de pratique artistique qui m’interpelle depuis longtemps, et de pouvoir prétendre à une place dans cette scène. Je suis fébrile à l’idée d’assister à des performances d’artistes dont la réputation internationale, ou d’autres dont j’admire le travail depuis plusieurs années. J’ai hâte que les performances commencent et, à peine la première entamée, je suis déjà impatient de découvrir la suivante. Bref, je me retrouve pris dans une agitation que le contexte du festival produit, et qui influence ma disposition de spectateur.

Les performances de David Khang, Tatiana Koroleva et Przemek Branas avaient en commun une dimension immersive. L’usage respectif de (1) la projection vidéo au format géant de paysages traversés de papillons monarques, (2) de la vidéo et du son d’une tempête hivernale frappant quelques bâtiments d’une contrée vallonnée, ou encore (3) de la narration méditative d’une voix féminine sur fond d’ambiance sonore, aurait normalement suffi à capter toute mon attention, voire à m’envoûter. Pourtant, les bruits de cannettes qu’on ouvre, les déplacements du public, les chuchotements, les cliquetis de vaisselle, les gens allongés sur des bean bags ou l’apparence des gens tout simplement faisaient que ma pensée s’égaraient sans cesse.

Ceci dit, les artistes ont su me gagner à certains moments forts, capables de transformer l’action en image. Impossible de ne pas être pris d’amusement lorsque Khang retire la couche de vêtements au motif camouflage vert et brun terne de son uniforme militaire pour se travestir en un costume éclatant imprimé de milliers d’ailes de papillon. Ou d’être touché par la tendresse mêlée de détresse lorsque Koroleva manipule la neige artificielle : elle brasse un tas de matière dans des mouvements circulaires dont la texture granuleuse et humide s’agglomère presque en un nid ; elle y plonge dramatiquement son visage avant de s’en répandre dans les cheveux et le dos, accroupie au sol. Quant à Branas, sa nonchalance décontractée et son humour pince-sans-rire m’ont saisi : il soulève lentement dans les airs une maison de carton blanche bricolée portant des feuilles séchées toute délicate, qui devient un instant son masque, et la dépose au centre de la pièce sur le drap-patchwork «dry plant hotel», à travers une suite de pas exagérément posés.

Ce n’est pas ma capacité à me laisser séduire par ces scènes qui manque, mais plutôt la facilité à me laisser porter par la séquence des actions et leur portée narrative. Je me demande si ce trouble de l’attention n’est pas partagé, et serait produit par la fébrilité du contexte social de VIVA. Non pas un déficit à déplorer, mais un régime actuel de la sensibilité, qui se manifeste autant dans la manière d’être ensemble que dans cette oscillation du regard.

Peut-être que l’hospitalité de VIVA parasite paradoxalement l’accueil de la performance? À moins que l’agitation soit elle-même garante du régime esthétique dans lequel le milieu de la performance veut situer le regard du public. C’est-à-dire qu’en entretenant en partie l’irruption des contingences lors de la présentation des performances, VIVA contribue à replacer le faire-image des actions dans un cadre présumément sans fiction comme pour pondérer la dimension allégorique que favorise par exemple une salle de théâtre plongée dans le noir. À VIVA, les bruits, le «social» (entendre un fort accent québécois) et la luminosité campent les performances dans le réel. Le festival se fait ainsi circonstance, il fabrique son contexte de diffusion en incluant des distractions qui ont pour fonction de nous ramener dans le monde dans tout son brouhaha.

VIVA est le rendez-vous biennal d’une communauté de pratique : celle de la performance. Devenu incontournable, le festival adopte l’esprit de célébration de cette discipline. Ces soirées servent de point de ralliement à une foule d’artistes et d’amateur·ices qui se croisent rarement, la diffusion de la performance reposant surtout sur l’initiative ponctuels des artistes elleux-mêmes. Le succès de VIVA tient à plusieurs facteurs, soit son ampleur, sa pérennité, son ambiance conviviale, l’ambition de sa programmation et le soutien bienveillant envers les artistes. Pour ces raisons, j’estime que VIVA est devenu en soi un objet d’attachement pour la communauté de la performance.

On aime VIVA parce qu’on est fan de performance. Pourtant, cette communauté se compare difficilement à un fanclub : son objet de désir est instable, diffus et beaucoup trop pluriel. Il y a néanmoins quelque chose à explorer dans ce type de regroupement affectif, ou du moins dans le rapport émotionnel qui fonde l’être-en-commun, qui pourrait éclairer la posture spectatorielle festivalière, sa distraction comme son agitation.

Proche de l’idée contemporaine de fandom dans la théorie des affects, la notion d’« intimate public » (public intime) développée par Lauren Berlant dans The Female Complaint: The Unfinished Business of Sentimentality in American Culture (2008) me semble offrir une piste. L’autrice y décrit une collectivité affective dans laquelle des personnes, souvent étrangères les unes aux autres, se sentent liées par une expérience émotionnelle partagée à travers la consommation d’objets culturels. En analysant la culture sentimentale féminine américaine (romans à l’eau de rose, magazine et films) où la plainte devient un langage collectif dans lequel un public intime féminin se crée et se reconnaît par la circulation d’émotions communes.

Ce qui m’interpelle ici, c’est la formation d’une communauté affective à travers un sentiment d’intimité à un ensemble d’œuvres. Plus précisément encore, peut-être le concept d’intimité lui-même, que Berlant emploie pour désigner une jonction entre les sphères privée et publique, peut-il servir de fil conducteur à cette réflexion.

Lors de son mot d’introduction, Michelle Lacombe décourage l’usage des téléphones et appareils photo afin d’« être dans un rapport d’intimité » avec ce qui se déroule. L’injonction en soi est banale, même s’il y aurait beaucoup à dire sur la tension entre la communauté de la performance et sa contrepartie numérique, où la circulation d’images génère des témoignages tout aussi affectés. Les questions qui me viennent sont plutôt les suivantes : quels désirs partagés ou fantasme rassemble le public récurent de VIVA? Sinon dans quelle expérience commune le public de VIVA se reconnaît-il? Et par quelle intimité chacun·e se lient aux autres?

J’esquisse quelques hypothèses pour conclure:
Dans une certaine mesure, l’appartenance au milieu de la performance repose sur une aisance face à l’inconnu, à l’étrange, à l’absurde, au sens d’un décentrement du sens commun. VIVA rassemble à cet égard des personnes curieuses souvent déjà artistes ou amateurices de situations décalées. Ici se dessine une communauté de goût très large, mais mue par son désir pour la surprise, un effort de faire sens ou une capacité à demeurer dans l’incompréhension.

Peut-être aussi que la performance représente, de manière plus fantasmée, une voie plus engagée ou engageante que d’autres disciplines artistiques ne serait-ce que par la présence du corps de l’artiste dans l’œuvre et par sa suspicion envers le quatrième mur. Aussi sommes-nous invité·es à juger de la performance autant sur l’aspect de la beauté que sur celui du décalage entre l’action performative et les comportements attendus, les normes sociales ou mondaines. Par là, une frange du public peut ainsi se reconnaître dans la figure de l’artiste contre-culturel ou, à tout le moins, nourrir le prestige niché associé à l’art expérimental.

Puis, de manière complétement différente du concept de public intime qui lie affectivement des étranger·ères, les artistes de la performance tendent vers une connaissance de l’autre par l’exposition répétée à l’imaginaire déployé par ses pairs et l’exposition de son corps, de ses manières de bouger, de son style. Un monde se déploie dans le temps long pour les spectateurs fidèles, car en assistant à plus de performances présentées par le·a même artiste, on accroît sa familiarité à l’égard de sa démarche. Si l’autoreprésentation occupe une place importante dans la performance d’ailleurs, l’économie de moyen général qui consiste à créer à partir du corps, du geste et des objets suffit à faire de la performance une pratique vulnérabilisante ou en entretenant un idéal d’immédiateté au corps et à l’action.

À voir maintenant si l’agitation qui m’habite n’est pas, elle aussi, une forme d’intimité partagée.

Collectif Phorie

Marie Achille
09.10.2025

Fig. 8.1 Mariposa, masque. Guerrero (Mexique). 62×72,5×12,5cm, avant 1990.
Collection Samuel Frid, Musée d’anthropologie de Vancouver de l’Université de Colombie-Britannique.
Cliché pris lors de l’exposition The Marvellous Real : Art from Mexico, 1926-2011. (du 25 octobre 2013 au 30 mars 2014).
Commissaire d’exposition : Nicola Levell.
Photographie de Jim Clifford.



« Les papillons Monarques migraient de plusieurs milliers de kilomètres vers le Sud pour passer l’hiver dans les quelques forêts, bien spécifiques, de pins et d’oyamels du centre du Mexique qui bordent la frontière séparant l’État de Michoacán et l’État de Mexico. […] Au fil de leur complexe périple, les papillons Monarques doivent manger, se reproduire et se reposer. Ils le font dans des villes, dans des ejidos, sur des terres de peuples autochtones, dans des fermes, dans des forêts et dans des prairies qui forment un vaste paysage abîmé. »

 « Histoires de Camille- Les Enfants du Compost » Vivre avec le trouble de Donna J. Haraway
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Vivien García (2020)
Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene
Duke University Press, 2016





Moment partagé,
Ouverture des performances,
Communauté temporaire,
Euphorie, chuchotements,
Attente.

…..

David Khang,
Fôret de papillons volants,
Salut militaire,
Reveal d’un outfit lépidoptère,
Selfie puissant.

……

Tatiana Koroleva,
Suspensions,
Déballage de messages,
Équilibre,
Repent.

Écran de maisons blanches,
Cris,
Tempêtes,
Fracas,
Chaos,
Mélodie.

……

A Bird in Flight,
Przemek Branas,
Public masqué aux feuilles d’eucalyptus,
Mémoire olfactive,
Affects sensoriels.

A shadow motion,
Lenteur,
Douceur,
Sensualité.

I travel a wind,
Sortir et partir dans l’humus de la ville,
Accompagné du vent de la station de métro « Champ de Mars ».

Collectif Phorie

Marie Achille
08.10.2025

Affects et performance,

Résidence d’écriture de cinq jours,

Une intention de laboratoire,

Collectif Phorie.


Intensités corporelles,

Disclaim le statut d’expert•es.

Antidictionnaire,

Mots clés.


Affects,

Théorie,

Corps,

Performance,

Archives.


Écrire l’affect,

Immédiateté,

Temporalités,

Discussions in/formelles.


Témoins,

Traces,

Vulnérabilités,

Surprise,

Intuition.

Collectif Phorie

Félix Chartré-Lefebvre
08.10.2025

Un inventaire des affects

À l’occasion de sa résidence à VIVA! Art Action, le Collectif Phorie amorce un inventaire : celui des mises en forme et des circulations de l’affect en art performance. Nous souhaitons enquêter sur les multiples manières qu’a l’art action de faire changer drastiquement l’ambiance, de mobiliser une variété d’intensités par le corps, d’influer sur les émotions du public, voire d’engager les désirs et les émotions dans un registre collectif au-delà de la biographie de l’artiste. En somme, nous souhaitons écrire sur la part politique de ce qui nous touche en performance.

Nos projets précédents, centrés sur la critique d’art, la lecture ou les expériences diasporiques, nous ont menés à interroger notre propre rapport affectif à l’art. Nous nous inspirons notamment de la pensée de Sara Ahmed, pour qui les émotions dessinent les frontières entre les sujets, entre les corps individuels et collectifs. Loin d’un recentrement sur l’individualité, l’affect nous apparaît comme un jeu social qui déplace sans cesse la limite entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et le monde, entre le je et le nous.

La question qui nous guidera à VIVA! sera donc celle de l’économie de l’affect dans la performance. Les actions, comme les discours, les images ou les médias, sont investies d’une valeur affective et participent à la circulation contemporaine des émotions. Or, la performance nous semble un terrain privilégié pour explorer ces déplacements affectifs : tantôt frappante, surprenante ou dérangeante, elle agit sur les corps et les espaces, transformant l’atmosphère même dans laquelle elle s’inscrit. Comment les émotions se déplacent-elles entre les performeur·euses, le public et les objets ? Comment se déposent-elles dans la mémoire et dans les traces documentaires ? Par l’écriture collective, nous chercherons à redonner forme à cette circulation, à la prolonger et à en faire émerger les résonances partagées.

Concrètement, notre démarche prendra la forme de discussions « à chaud » entre les membres du collectif à la suite des performances. Ces échanges nourriront la rédaction de courts textes de forme libre, publiés dans les bulletins quotidiens de VIVA!. En mettant en dialogue nos impressions, nous tenterons de dépasser l’anecdotique et la subjectivité individuelle pour saisir ce qui nous relie dans l’expérience commune, tout en reconnaissant nos différences.

Ces conversations, à la fois sensibles et analytiques, visent à révéler le savoir affectif de la performance, à en saisir le potentiel théorique et poétique, tout en en constituant une trace vivante : une documentation de l’émotion prenant forme dans sa mise en partage.